En octobre dernier, mes collègues se sont rendus dans la zone de Bapere pour prendre part à la première assemblée générale ordinaire de la coopérative Mchele Bora. La route Butembo-Manguredjipa était tellement mauvaise qu’ils ont fait un long détour. Selon les témoignages des usagers de ce tronçon, même les motocyclistes font plusieurs jours dorénavant pour atteindre Manguredjipa.
Monsieur le président de la république, pensez à la route Butembo-Manguredjipa
Monsieur le président de la république, pensez à la route Butembo-Manguredjipa
Mi-octobre 2017, Butembo. Au Nord-Kivu. En ce lundi, nous nous apprêtons à nous rendre sur terrain. On achète bêches, pics, machette et autres outils mécaniques. Le véhicule choisi pour la mission s’appelle « Nele » : c’est la 4x4 la plus robuste de tout notre charroi. Milieu à « visiter » : Manguredjipa. Ici, Rikolto accompagne les riziculteurs dans leur structuration en coopérative afin de conquérir le marché du riz de table de Butembo. Nous quittons finalement la ville le lendemain, le mardi 17 octobre.
La jeep transporte cinq personnes : Fiston Sivalingana, notre chauffeur-logisticien, Fabrice Maghulu, le chef de l’antenne provinciale de Rikolto au Grand Nord-Kivu, Rafiki Ise Kalulu, spécialiste des chaines de valeur riz et café, Jean-Louis Vyambwera, de Vétérinaires sans frontières, VSF Belgique, et le consultant en communication de Rikolto en RDCongo qui vous fait part de ce que vivent les usagers de cette route. Dès que l’on quitte la ville, je me rends compte d’une chose : même avec la jeep la plus robuste de notre charroi, le voyage ne sera pas de tout repos. Heureusement que l’on m’a prévenu : « C’est la route de la tolérance. Même un vélo peut vous retarder. Il ne faut pas se fâcher, il faut attendre qu’il finisse sa manœuvre pour vous engager à votre tour dans le trou. Si vous ne le voulez pas, vous créez votre bifurcation. »
Les bourbiers sont légion sur la route
Premier bourbier : Kambaila, au milieu des fermes. Nous attendons une trentaine de minutes, le temps que trois véhicules chargés de planches et marchandises se dégagent. Jusque-là, tout va bien : nous avons une 4X4 non ? Bientôt, nous voici à Kirima. Ici, un véhicule « se débat » pour sortir d’une fondrière. Au bout d’une dizaine de minutes, notre 4X4 lui fait un « coup de pouce » en lui appliquant une force physique par derrière…
Notre outillage adapté sort en bouclant la bifurcation après Itendi. Trente minutes de travail acharné de « techniciens » en bottes et des manœuvres sous une fine pluie et le périple continue. Bientôt, c’est Kalenguko et ses « rails » qui nous attendent. En effet, quand il pleut, la route, non entretenue, devient impraticable. Pour passer, les véhicules doivent se frayer un chemin. Pioches et bêches sont très sollicitées sur cette route. Et les fameux rails, c’est par allusion aux chemins de fer. Mais ici, ce sont les pneus des gros véhicules qui tracent les rails au milieu de la route. Des sortes de « rigoles » béantes qui sont impossibles à éviter pour tous les usagers à quatre roues, gros ou petits véhicules. Au milieu de ces rails, des monticules de terre argile qui, au bout d’un certain moment, finissent par freiner votre élan et vous vous retrouvez coincés, les pneus restant un peu en l’air dans ces tranchées. Kalenguko, c’est ce lieu où nous sommes arrivés à 16 heures tapantes pour repartir à 18 heures trente, à la nuit tombée ! Et cela, après avoir « créé » une passerelle à côté d’un véhicule embourbé. Jérôme Kasomo, le chauffeur de ce camion, de me dire : « On vient de faire deux jours ici. Aujourd’hui, on n’a avancé que d’un mètre et demi ! »
Nous laissons Jérôme et ses aides-chauffeur s’affairer à planter une baraque de fortune pour la seconde nuit consécutive. Le prochain endroit où il nous faut « piquer » et « bêcher », c’est « wali na mchele » (traduisez « le riz et … le riz » !). C’est dans un bas fond, contrairement à Kalenguko qui se trouve sur une pente. Et quand il pleut, je vous laisse imaginer la suite. C’est certainement à cause de cela que l’on nomme ce lieu, au second degré, avec tautologie, wali na mchele, comme pour dire que « les souffrances sur cette route, ce n’est pas encore fini ». Il est bientôt 20 heures quand nous quittons ce lieu. Il fait déjà nuit et, surtout, tous les membres de l’équipe ont besoin d’un repos urgent avant de continuer la mission, celle de rencontrer les riziculteurs de la région. La nuit, nous la passons à Njiapanda.
Prêcher l’évangile de la coopérative
Le mercredi, Rafiki et Fabrice prêchent l’évangile de la coopérative à Njiapanda. Une dizaine de riziculteurs écoutent attentivement cette bonne parole. Des jeunes, des femmes et des hommes. « Nous sommes venus pour voir comment organiser la filière riz afin que vous puissiez conquérir le marché », dit Rafiki en introduction. « Ici, le prix est dicté par l’acheteur sur le marché », répond un riziculteur. Ce à quoi lance Fabrice Maghulu pour susciter une réflexion : « Comment s’organiser pour conquérir le marché et être forts sur cet échiquier afin de pouvoir proposer et imposer le prix du producteur ? »
Le débat est lancé. J’entends pêle-mêle les réactions des riziculteurs. Après la séance, je me perds dans les rêveries. Je me projette déjà dans les jours qui vont suivre. La route me hante. Dans nos discussions, le soir venu, encore l’état des routes. Notre chauffeur, Fiston, de raconter une anecdote : « Il y a quelques années, j’étais dans la zone de Bapere en mission. Comme il y avait un blanc parmi nous, certains habitants se demandaient si c’est vraiment pour le riz que nous sommes là. Pour eux, on ne peut pas faire une centaine de kilomètres en très mauvais état juste pour parler développement rizicole ! » Les gens dont il est question ont en tête que s’aventurer sur cette route périlleuse doit être lié à autre chose que l’agriculture ! La zone, en effet, est riche en métaux précieux. Et là, un infirmier de Butembo, installé depuis longtemps à Njiapanda, s’étant joint à notre groupe, de grogner : « La route est vraiment mauvaise. Ceux qui l’empruntent sont des ‘héros vivants’ ». « Héros vivants », ça passe en boucle dans ma tête. Dans un coin de mon esprit, je finis par réaliser que « travailler pour Rikolto en RDCongo est plus qu’une vocation ».
Conséquences fâcheuses sur le social
Mission accomplie à Manguredjipa, nous voici sur la route aux petites heures du matin. Il est 7 heures, ce samedi, quand notre chemin de croix commence. Juste à la sortie de Njiapanda : Lenguhe ! Le véhicule de Kasomo que nous avons dépassé à Kalenguko il y a cinq jours vient juste d’être embourbé ici. Sans bottes, je dois aussi aider à bécher, piocher. Encore un travail de titan. La manœuvre finale de notre « Fiston national » (c’est comme ça que nous appelons affectueusement notre chauffeur) est réalisée à 17 heures. Dix heures de manœuvre et de dur labeur dans un trou ! Une première victoire, car d’autres endroits nous attendent. Nous serons obligés, à notre tour, de passer nuit à Itendi après avoir livré une dernière bataille à Kalenguko.
Notre jeep s’en va, laissant Kasomo et les siens dans cette tranchée. Déjà, ils pensent aux branchages pour une nuit supplémentaire. Ils feront près d’un mois sur une route dont la longueur est d’environ 100 kilomètres.
Octobre 2019. Mes collègues se rendent dans la zone de Bapere. Cette fois, c’est pour prendre part à la première assemblée générale ordinaire de la coopérative Mchele Bora. La route Butembo-Manguredjipa était tellement mauvaise qu’ils ont fait un long détour. Non sans gros bourbiers ! Selon les témoignages des usagers de ce tronçon, même les motocyclistes font plusieurs jours dorénavant pour atteindre Manguredjipa : « Tu fais un kilomètre, tu prends un repos d’une heure ».
Monsieur le président de la république, il faut agir !
Les forces vives de la société civile, axe Butembo-Manguredjipa, ont relevé la situation au 19 octobre 2019 : « 100 km de parcours en état de délabrement très avancé -actuellement abandonné par ses usagers motocyclistes qui se sont frayés des pistes de déviation bien que dangereuses - les camionneurs gros porteurs qui s’y engagent font un minimum de 50 jours à relier Butembo à Manguredjipa. »
Les conséquences, note la société civile, sont multiples : « Les taux appliqués pour régler les frais de transport sont fixés aléatoirement au gré des transporteurs, oiseau rare, qui traînent avec eux une hausse vertigineuse des prix sur les marchandises locales, contrainte endossée par la population. La fragilité de la santé humaine due à l’absence de tout pouvoir d’achat au ménage qui impose une sous-alimentation hostile à la croissance de la jeunesse du Congo de demain. Les productions locales n’ont aucune place dans l’économie des ménages par manque de débouché et, en conséquence, l’aspect épargne n’a pas droit de cité. »
Une situation connue par le gouvernement, provincial notamment. « Compte tenu de l’intérêt que revêt cette route pour la population et son importance pour le développement socio-économique de cette entité, je tiens à vous rassurer que le gouvernement provincial s’approprie ledit projet et mènera le plaidoyer auprès de la hiérarchie en vue de la réhabilitation de la route Butembo-Manguredjipa », écrit Carly Nzanzu Kasivita, gouverneur du Nord-Kivu, dans son accusé de réception daté du 29 août 2019 à la « demande de réhabilitation de la route de desserte agricole Butembo-Maguredjipa » faite par la société civile.
Monsieur le président, placez la route Butembo-Manguredjipa parmi vos priorités ! Dans votre message à la nation, à l’occasion de la journée de l’indépendance, cette année à Bunia, vous avez dit ceci : « Mon objectif à terme est d’assurer l’auto-suffisance alimentaire à toutes les congolaises et à tous les congolais. » Vous avez parlé de la réhabilitation et réouverture des routes d’intérêt général mais aussi de la remise en état des ouvrages de franchissement. Tout cela, afin d’assurer une « meilleure circulation des biens et des personnes, meilleure intégration nationale sur le plan économique ».
A Manguredjipa, tenir cette promesse reviendrait à créer un avenir pour une population de plus de 400 mille personnes. Et la coopérative pourrait transporter son riz par camion à bas prix, au lieu d’utiliser des motos, et faire connaître son mchele bora à toute la population de la ville de Butembo, voire même au-delà.